Trois fugitifs
(Les "TROIS FUGITIFS" est un récit que j'ai écrit en 2006, pour le 50-ème anniversaire de la Révolution Hongroise d'Octobre 1956 et que je n'ai pas réussi à faire éditer à l'époque.
J'ai commencé à les publier par épisodes, il y a 18
mois mais j'ai dû y renoncer pour raisons personnelles; (se reporter à ma note du samedi 24 novembre dernier; à présent
j'ai l'intention de recommencer la publication en reprenant depuis le début.
Comme l'original du texte est en français, je le traduirai en hongrois au fur et à mesure.)
1
Dix janvier. Quatre heures du matin. Maman est là, au pied du lit. Pour me réveiller. Elle ne sait pas que c’est inutile : dans la pénombre, mes
yeux sont ouverts depuis un bout de temps. J’ai entendu les autres se lever, il y a quelques instants déjà. Je n’ai pas beaucoup dormi, je ne me sens pas vraiment en forme. Pourtant il faut se
lever, il faut y aller. C’est le jour, c’est le moment. On ne peut plus reculer l’échéance. Ils sont revenus à nouveau, hier matin. Les « poufaïkards »(*), comme on les appelle, depuis qu’ils ont fait leur apparition. En remplacement
des anciens.Ceux de l’Office de la
Sécurité d’Etat. Les nouveaux portent de gros anoraks, style russe, couleur verte sale, des « poufaïkas ». C’est moche, ça fait boudiné : c’est bourré de gros tas de laine, c’est cousu à la va-vite, mais ça tient chaud et c’est tout ce qu’il faut quand il
fait froid. Températures négatives depuis des semaines. On grelotte tous, nous autres qui nous n’en avons pas, de poufaïkas. Et même si on en avait, on ne les mettrait pas, parce que c’est ‘l’uniforme’ des ceux ‘d’avant’. Oui, la chasse aux « contre-révolutionnaires », comme ils nous appellent, est lancée…
…Le premier signe de mauvaise augure date d’il y a presque deux mois. Pour toucher mon salaire de metteur en scène, il faut que je monteà Pest. Dans le grand chambardement survenu après le retour des Russes, retour qui signifiait la défaite de la Révolution, la vie ‘normale’ fut complètement
chamboulée. Les transferts de fonds, par exemple, ont pratiquement cessé. Tout dépend de l’Etat, les théâtres ne font pas exception. Les caisses étant vides sur place, il faut me rendre à la
capitale, à l’Union des Théâtres, pour me faire payer exceptionnellement au ‘guichet’ improvisé dans le hall d’entrée, sur une table entièrement couverte de hautes piles de liasses de billets de
banque. ‘Provincial’, je peux même toucher mon mois de décembre, en avance. Je me
retrouve, de la sorte, à la tête d’une véritable fortune : 3 000 forints. Je n’ai jamais eu entre les mains pareille somme de toute ma vie. Cependant les questions d’argent sont
secondaires,loin de nos préoccupations de ‘jeunes révolutionnaires’. On ne veut pas ‘baisser les bras’. Il faut trouver d’autres formes de résistance. C’est cela : il faut
résister, à tout prix…
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(*surnom de ceux qui sont habillés en «poufaïkas» : mot russe qui signifie le blouson matelassé ancestral russe,
protection efficace contre le grand froid ; ce vêtement équipait les soldats de l’Armée Rouge en ‘45 et, de ce fait, restait gravé dans la mémoire populaire. Les soviétiques en fournissaient des
quantités nécessaires à l’intention de la nouvelle force de répression qu’il a fallu créer, en remplacement du sinistre «AVO» (Office de la Sécurité d’Etat), balayé par le cyclone de la Révolution Hongroise du 23 octobre 1956. Cette nouvelle créationn'avait aucune
appellation distinctive, par contre, son surnom « poufaïkards » naquit et se répandit spontanément de par le pays en un temps record
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Je prépare déjà mon retour, cherchant un moyen de transport (les lignes de trains ou d’autocars sont rares ou supprimées)
quand je reçois coup de fil d'Eger
où je bosse:
« Pierrot, reste planqué chez toi, à Pest ! »
(sûr, c'est quelqu'un du Conseil Révolutionnaire qui veut rester anonyme; quant à moi, je
n'utilise que des monosyllabes) :
« Comment ? »
« Ne reviens surtout pas ! »
« Hein ?… »
« Komotchine est venu te chercher au théâtre ! »
« Quoi ?… »
« Il est sortie d'un char russe.»
« Hein… »
« Il veut ta peau, c’est évident. »
« Ben… »
« A cause de cette nuit, quand on l’a arrêté !
" Reçu 5 sur 5!"
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2
Oui, parlons-en, de cette fameuse arrestation, dans la caserne désaffectée où ils se planquaient tous. Les camarades,avec leurs familles. Et pas des n’importe qui : tout le Comité Régional qui siégeait dans le bel hôtel particulier près de l’Evêché. Tous tremblaient de
trouille. ‘Arrestation’…la bonne blague : nous n’avions aucune raison à lui en vouloir personnellement. On avait d’autres chats à fouetter.On était en pleine ivresse des premiers jours de la
Révolution. On devait organiser, inventer les fondements d’un nouveau pouvoir, au nom des Comités Révolutionnaires et des Conseils d’Ouvriers dans les usines, qui ont poussé comme champignons par
tout le pays. Et assurer la sécurité, surtout la nuit! On avait avait commencé à faire des rondes, puis de vraies patrouilles, dès la tombée du jour, pour couper l’envie à quelques voyous de
déconner. Un des nôtres, Guszti, garçon débrouillard, un rien romanichel, a vite fait de mettre la main sur une vieille « Dodge » véhicule militaire tout terrain américain abandonné par l’armée hongroise évaporée. Ce véhicule assurait donc nos déplacements nocturnes. C’était pratique, malgré les distances
modestes dans la petite bourgade de Eger.
Cette nuit-là, fin octobre, on ressort donc après un dîner frugal. Et ne voilà-t-il pas qu’un
couche-tard nous signale, vers les deux heures du matin, quelque chose de louche qui se passerait aux Casernes, sensées être vides parce que abandonnées par l'Armée volatilisée: les soldats
réguliers ayant déserté, l’armée est fondue comme neige au soleil. Or, des gens du quartier ont cru déceler des va-et-vient
étranges, dans le bâtiment pricipal, en fin de journée. Nous sommes sept ou huit dans la vieille Dodge, tous armés de « guitares
russes » que le même Gusztiavait dégottées pour nous dans l’armurerie, quelques jours auparavant ; (c’était de ces mitraillettes qu’utilisaient, pendant la prohibition les
bandits d’Al Capone et que les Soviétiques ont copiées par la suite)et nous nous dirigeons vers les Casernes.
On tombe sur eux au bout d’un moment au fond d’une immense salle, sorte de gymnase. Toute la
« nomenklatura »locale s'y planque, par familles entières, femmes, enfants. Ils
campent sur des matelas, à la lueur de veilleuses et de bougies... Bien malin qui dirait lequel de nos deux groupes est le plus surpris et embarrassé… Et, quand on demande leur
‘responsable’, un homme avance vers nous.
Et voici que je me trouve face à face avec Mihály Komotchine, Premier Secrétaire du Comité Régional du Parti, ex ‘roitelet’ qui régnait sur les trois
départements de la région Nord-Est du pays. Il me connaît personnellement. Son frère Zoltán, se trouvait à Moscou en même temps que moi; lui à l’Académie Rouge, sorte d’ENA soviétique où on
formait les dirigeantset moi, élève à l’Académie d’Art Théâtra; c’était donc son frère
Zoltán qui nous a présenté l’un à l’autre, lors du gala de ‘la Nuit des Rois’, de
Shakespeare dont j’ai fait la mise en scène quelques mois auparavant.
On est gênés et mal à l'aise, nous autres, armées de "guitares russes", on ignore la procédure à suivre dans des situations
analogues. Finalement on lui dit de venir avec nous. Autrement dit, nous l’arrêtons ; mais, sur le coup, cette idée ne nous effleure même pas l’esprit. On le ramène à l’Institut Pédagogique,
majestueux bâtiment baroque face à la Cathédrale, au cœur de la petite ville. C’est notre quartier général
où siège le Comité Révolutionnaire de la ville, comité que nous avons formé et dont nous sommes tous membres. Il est quatre heures du matin et nous sommes éreintés. Nous ne savons pas, mais pas
du tout que faire de ce bonhomme qui attend son sort dans la pièce voisine. Finalement, après force palabres, je lui annonce qu’il n’a qu’à rentrer chez lui. Il ne se le fait pas fait dire deux
fois, mais en sortant, il me jette un regard noir, qui ne présage rien de bon, et auquel, sur le coup, je n’attache pas la moindre importance.
La voilà, l’histoire de cette fameuse « arrestation » qui m’oblige, depuis, à mener une existence mi-clandestine
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3
Bien entendu, il n’est plus question que je retourne à Eger. Ici, à Pest, il n’y a momentanément pas de danger pour moi.
Les Russes sont revenus, mais ça n’a rien changé dans l’immédiat. Tout est sens dessus dessous. Désorganisé. L’anarchie totale. Les combats continuent
encore, çà et là, mais, dans notre quartier, situé à Pest,c’est relativement calme. On
habite à proximité immédiate de la Gare de l’Est, une des trois grandes gares de la
capitale. Des chars russes sont en position à chaque carrefour alentour.
Quant aux choses de bases de l’existence, plus rien ne marche, sauf nous autres, piétons. Pour se déplacer, le vélo est déconseillé. D’abord, il n’est
guère aisé de s’en procurer, l’engin étant rare et il relève presque du luxe. Ensuite, on est trop voyanten bicyclette, on se fait forcément remarquer. Par conséquent, on subit automatiquement une vérification d’identité et cela n’est jamais bon. Et puis un vélo :
c’est si facile à confisquer. Il n’est pas même besoin de motif particulier - l’Autorité n’est sensée obéir qu’à ses propres règles…
Le meilleur moyen de circuler reste donc la marche à pied. Pour trouver de quoi manger, par exemple. Quand on a besoin du pain, il faut patienter
parfois pendant des heures. Mais pas devant les boulangeries. Non : devant l’hôpital voisin par exemple, dans la rue Péterfi Sándor, tout près de chez nous. Mais il faut pouvoir y arriver.
Et ce n’est pas évident, parce qu’il y a une rue à traverser, qui fait au moins trente mètres en largeur. Or, à une centaine de mètres de là, à l’extrémité de l’immense place qui fait face à la
gare, trois chars russes sont déployés et bloquent tout, tirent à vue, sans sommation, sur tout ce qui bouge. Alors on a inventé la navette : n’importe quelle voiture particulière, dans laquelle on s’engouffre jusqu’à une dizaine, les
uns sur les autres y compris le conducteur. La bagnole recule un peu, derrière l’Eglise, prend de l’élan, arrive en trombe au croisement et passe l’intersection en une dixième seconde, avant que
les russkoffs aient pu réagir. On s’arrête devant l’entrée principale de l’hôpital, à
deux pas de là. Et c’est l’attente de l’arrivée du pain, le plus souvent dans un camion déglingué à plateau découvert. La moitié du
chargement est pour l’hôpital, le reste est distribué gratuitement à ceux qui attendent. De belles, souriantes, grosses boules de pain de
deux kilos chaque. S’il n’y en a pas assez pour tout le monde, on les coupe en deux. Et puis on repart comme on est venus, dans la navette.
Pour ce qui concerne la viande, on mange ce qu’on trouve. Parfois, - pourquoi pas ? - du cheval. Des canassons sont réapparus à cause du manque de
carburant. On ne sait pas d’où on les sort, en tout cas on les utilise pour du transport et ils tombent, de temps en temps, victimes innocentes du devoir. Puis la bête est découpée, à l’endroit
même où elle a été fauchée par une balle perdueou par un éclat d’obus...C’est à pied aussi
que l’on visite les copains, que l’on reprend contact avec des amis et recommence et réorganise la résistance.
C’est la mi-novembre. Les Russes sont revenusdepuis le dimanche 4 novembre. Il y a des chars à tous les points sensibles. Et on fait semblant les ignorer. On les contourne. Les attroupements sont interdits. Il
suffit qu’une douzaine de personnes se retrouvent côte à côte, la tourelle du char le plus proche se met à pivoter et son canon s’abaisse à leur direction. En guise de sommation, une rafale de
mitrailleuses part, à quelques centimètres au-dessus des têtes. Cela m’est arrivé devant le Théâtre National. En moins de temps qu’il faut pour le dire, on s’est retrouvé tous, à plat ventre, par
terre.
Mais ce sont des choses auxquelles on finit par s’habituer. On refuse de croire au pire. On garde l’espoir, on évite de
se décourager, persuadés que des pourparlers recommenceront, que de nouvelles solutions se feront jour. Les bruits les plus fous circulent. Les radios les plus écoutées – « Europe Libre »,
« La Voix d’Amérique » - distillent des nouvelles obscures que les gens colportent et déforment, selon leurs penchants, leurs souhaits, conformément à leurs désirs : les Américains
vont arriver, les Nations Unies - intervenir, la neutralité de la Hongrie sera déclarée …
Les Russes sont présents, mais en épouvantails : ils ne se mélangent pas à la population, ne font pas partie, en aucune manière, de la vie quotidienne. Pour l’observateur non averti, il a y une vacance du
pouvoir. En cela, la liberté continue, en quelque sorte.
Cependant eux, les « camarades »,ne perdent pas leur temps. En douce, dans leurs tanières, ils reforment leurs
rangs. Ils réoccupent, en catimini, les lieux stratégiques. Les postes de commandes.
Mais, ironie du sort, les maîtres d’hier sont obligés de rester dans l’ombre : c’est la grève générale dans tout le pays, organisée et soutenue par les Conseils Ouvriers, partout, dans les
usines des grandes villes et des moins grandes aussi. La ‘rue’ appartient encore aux
insurgés, aux sans grades, au peuple : ils savent qu’ils ne doivent pas les
heurter, les provoquer de face, les prendre à rebrousse-poil. Du moins pas encore. Et surtout pas dans la capitale…
Cependant la reprise en main s’opère imperceptiblement. De petites unités de ‘maintient
d’ordre’ se forment tranquillement, comme si de rien n’était. Et ils ont leur signe de ralliement : leurs poufaïkas…
Or voici justement qu’un beau matin tante Manci, la gardienne de l’immeuble, se précipite chez nous, tout en haut, au quatrième et souffle à
l’oreille de mon père, après avoir refermé la porte derrière elle et en s’assurant que personne n’écoute :
« Oncle Istvàn ! Les poufaïkards viennent de
passer. C’est Pierrot qu’ils cherchaient !
« Et qu’est-ce que tu leur as dit ?
« Ben, j’leur ai dit qu’il s’en était retourné à Eger, le Peti ! Alors ils sont repartis !
« T’as bien fait. Merci ! »
Donc, ils ne sont pas montés pour vérifier. Tant mieux. Seulement à partir de ce jour je ne reviens plus dormir à la maison. Je me planque, quelques
jours par-ci, quelques jours par-là. Les endroits ne manquent pas. Des copains, des amis il y en a partout. On remonte nos réseaux. On se voit dans les endroits les plus divers. Dans des
appartements, dans des ‘pressos’, sortes de cafétérias. Nos supérieurs,nous ignorons qui ils sont. Nous autres, on n’est que des exécutants, également anonymes et
clandestins. Notre objectif même est assez vague. Il faut trouver moyen à faire parvenir à l’étranger le ‘mémorandum
Bíbó’, une étude dans laquelle l’auteur, Bíbó István, ex-ministre du Gouvernement Provisoire de l’Insurrection et actuellement en détention,
recherche une
sorte de ‘modus vivendi’ avec l’occupant
soviétique. Il a préparé cet essai pendant la dizaine de jours de la Révolution, durant lesquels le Gouvernement Provisoire siégeait au Parlement. Il est indispensable que ‘l’Ouest’en prenne connaissance, que le monde sache que l’on n’a pas cessé la lutte et oblige les Russes à
changer de politique. - Il n’est pas interdit de rêver…
Oui, mais comment réussir à faire sortir ce
document du pays ? La liberté de se déplacer, de voyager, s’est considérablement rétrécie ; les reporters des médias de l’Ouest ont pratiquement quitté le pays ; les ambassades et
consulats occidentaux sont à nouveau sous étroite surveillance… Que faire et comment faire pour agir utilement ? Nous n’en savons pas grand-chose. Notre mouvement de résistance est tellement aléatoire. Nous avons si peu de moyens, de possibilités de communication tellement
restreintes. La vieille peurd’être dénoncés ‘à je ne sais qui’, tous les réflexes que la dictature
avait si profondément implantés en nous, reviennent et se réinstallent en nous. Qui sait si nous ne faisons tout ça que
pour compenser nos angoisses et fuir notre tristesse de voir s’évanouir tant d’espoirs…
Et, cependant, le danger qui me menace se précise de plus en plus. Noël est à quelques jours. Le bruit court des premières arrestations. Je réalise que
je suis obligé de partir. Mais je n’en parle encore à personne, pour le moment. Il n’y a pas de sources crédibles d’informations concernant la situation générale. On ne peut que grappiller
péniblement des nouvelles, des bribes ‘d’infos’, par les ‘on-dit’, par des racontars glanés au hasard des rencontres, à la fortune du pot. Tout cela est loin d’être fiable. Impossible de
bâtir un plan d’évasion sérieux qui aurait
des chances de réussir…Je garde le silence et je ne partage mes craintes avec personne.
L’exode de réfugiés avait commencé dès le premier jour de la Révolution. A ce moment-là, il n’y avait ni problème, ni restrictions. Tout était d’une
facilité déconcertante. Ceux qui attendaient ce moment depuis si longtemps, bloqués derrière le ‘rideau de fer’, n’avaient qu’à monter dans un train, prendre un autocar, grimper sur un camion et : direction Autriche. On pouvait, tant qu’on voulait, faire des sauts à Vienne, distante d’une soixantaine de kilomètres du poste frontière de Hegyeshalom -
Nickelsdorf. Et comme l’été précédent les champs minés des ‘no man’s land’ des zones
frontalières avaient été démantelés, on pouvait traverser à volonté la frontière verte, naguère infranchissable parce que mortellement dangereuse. C’était grisant, incroyable inimaginable, après les années d’existence quasiment carcérale.
Après le retour des Russes, à partir du 4 novembre, ce mouvement devenait massif et incessant. Les facilités du franchissement des postes frontières
demeuraient inchangées, pendant un moment encore. Bon nombre de mes amis, des potes, des copains, des connaissances ont ainsi pris le chemin de l’exile. Ils m’exhortaient de partir avec eux. Mais
je n’étais pas prêt pour le grand saut. Je manquais encore de détermination et de
courage. Ce n’était pas si facile, tout quitter, couper les ponts, se lancer dans l’inconnu, laisser tout derrière soi. Si bien qu’au moment où j’ai pris la décision à mon tour, je me suis
retrouvé seul, complètement isolé et sans ‘tuyaux’quant aux moyens précis de mettre en
œuvre ma fuite.
Après la paralysie de leur pouvoir, soufflé par la Révolution, dès fin Novembre, l’ancien régime, aidé et épaulé par les troupes Russes, refait
lentement surface. Contrôles, barrages se reconstituent. Plus tard, des commandos de poufaïkardsapparaissent un peu partout. D’abord ils sécurisent les
régions frontalières. Ensuite ou parallèlement ils se déploient dans les grandes gares de la capitale. Dès ce moment, plus moyen d’accéder aux quais du départ des trains, direction ouest, sans
contrôle d’identité. Si on n’a pas de motifs valables pour le déplacement, on est refoulés sans ménagement.
Par la suite, ces commandos montent dans les trains et, tout au long du trajet, vérifient les identités. C’est surtout les jeunes, de 13-14 et jusqu’à
30 ans, qui sont visés. S’ils n’ont pas de motif jugé valable pour le voyage, on les fait descendre des convois et les oblige à repartir dans la direction opposée, non sans avoir dûment noté
leurs coordonnées. Vu le nombre important de ces jeunes (quelques milliers), ils ne peuvent pas, faute de personnel et de moyens nécessaires, procéder à des arrestations en masse. Mais il y aura
eu, par la suite, des milliers de procédures engagées et des sanctions prononcées. (Une des sanctions-type : aucun de ces
jeunes ne sera admis aux Ecoles Supérieures, ni aux Universités).
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4
Le grand lit large est un canapé convertible. Ouvert, il y a place pour trois, voire quatre personnes. En novembre, Judith devait passer plusieurs jours
à la maison, sans pouvoir rentrer dans sa lointaine banlieue. Moi, je pouvais encore dormir à la maison. Comme ça, on était quatre dans le lit. Tout contre le mur, le petit Yantchi. A côté, Stéphanie, ma sœur de treize ans. Ainsi je me retrouvais près de Judith. Je sentais son corps tout contre
moi et je pensais à il y a trois ans...
…Fille cadette d’une amie de ma mère, copine de ma sœur, elle était une habituée de la maison. Elle ne me voyait que les mois d’été, quand je revenais
de Moscou pour les vacances. Un après-midi étouffant de chaleur, on n’était que deux dans l’appartement. Et là, elle m’a dit qu’elle était amoureuse de moi. Depuis l’âge de ses quatorze ans. Que
je serai le seul homme de sa vie. Pour toujours. Qu’elle sera la mère de mes enfants. Que nous en aurons cinq. Et elle disait tout ça d’une voix égale, presque indifférente, tout en me regardant
tranquillement avec ses grands yeux taillés en amande, couleur brun foncé. Moi je l’écoutais interdit, ne sachant que dire, quoi répondre. Tout cela semblait irréel et me faisait vaguement penser
à la ‘Lettre de Tatiana’, dans « Yevguénï Oniéguine » de Pouchkine. Elle était
tentante, magnifique, le corps déjà élancé et mûr, comme un fruit prêt à être cueilli. Pourtant, je ne l’ai point touchée. J’avais le cœur pris (à Moscou) et puis elle était si jeune ! Trop
jeune…
Trois années après, en ce mois de novembre maussade, Judit a passé un long moment chez nous, bloquée sur place, comme tant d’autres, par les
événements. Dans la promiscuité de ces jours
qui ont tout mis sens dessus dessous, nous nous étions rapprochés, attirés par je ne sais quelle force magnétique. Il fallait pourtant
rester discrets et j'évitais à rester seul avec elle. Et puis un soir, après le dîner, j'entre à la cuisine. Penchée au-dessus de l’évier, elle fait la vaisselle. Je m'approche par derrière, glisse les mains sous
ses aisselles pour palper ses seins. Ils ne sont pas grands, mais fermes et élastiques à la fois. Elle me donne un coup de butoir avec
sa croupe et on reste soudés, un moment court mais intense. J’ai une de érection subite et une éjaculation dans le slip. Et je me
sauve éperdu, un peu honteux. Mais, en même temps, je suis soulagé, la jouissance aveuglante me calme et me ramene à la raison: ce n'est
vraiment pas le moment d’engager une affaire sentimentale…
Judith est rentrée avant Noël, depuis trois semaines. Ma décision de partir étant prise, il me fallait l’annoncer aux rares personnes en qui j’avais
confiance, à qui je pouvais expliquer sans crainte les causes réelles qui rendaient mon départ inéluctable. Je devais également leur faire mes adieux ou plutôt de leur dire au revoir car je
n’envisageais mon absence que comme temporaire…
D’abord c’est à Maman que j’en parle. Loin de chercher à m’en dissuader, elle me qu'elle veut m’accompagner ! Je sens qu’il est inutile de tenter
de la dissuader. Si je ne suis pas d’accord, elle partirait de son côté, par ses propres moyens.
Pourtant je ne suis pas surpris. Leur mariage qui dure depuis dix-huit ans, bat de l’aile. Des conflits, des disputes n’en finissent pas entre eux. Et
puis elle ajoute que c’est là l’occasion unique pour réaliser son rêve de toujours : partir, voyager, connaître le monde. Ce monde qui, de tout temps, était fermé devant elle. A
quarante-huit ans, elle a un long chemin de croix derrière elle. Née en 1908, une enfance à peine éclose, et c’est la 1èreGuerre. Puis la mort prématurée de ma Grand mère, Irène. Et quelques mois plus tard la disparition de mon
Grand père, Isidore, l’être qui comptait le plus sur terre pour elle.
S’en suivit son combat acharné pour devenir actrice. Sortie du Conservatoire, elle commence en province. Puis obtient un contrat en Haute Hongrie,*pour la saison 1932-1933. Mais officiellement ce n’est plus la Hongrie. D’un trait de plume, en 1920, c’est devenu la
Tchécoslovaquie.
Quoi qu’il en fût, c’est grâce à cette tournée qu’elle rencontre un réfugié politique, journaliste et écrivain, critique de théâtre à ses heures. Il est
un des nombreux Hongrois ayant fui le régime fasciste de son pays. Son nom est Ivan Sipos et il deviendra mon père…Par la suite, ce sont des
chambres d’hôtel. Des petits garnis. Des problèmes d’argent...La pauvreté voire la misère...
Au retour de mes parents en Hongrie, les lois anti-juives sont promulguées. Maman, juive, se voit chassée du théâtre, son seul univers de
prédilection. Heureusement, survient une seconde rencontre : Istvàn, son nouvel époux, deviendra mon père adoptif. Mon « premier » père Iván, déjà séparé de Maman et peu avant
qu’il ne se suicidât, prit contact avec mon futur beau-père, le pria de me prendre sous sa protection. Et Istvàn, à qui ma mère donnera deux enfants, me traite comme son premier-né : il me
donne son nom, et me sauve ainsi la vie, en me soustrayant à la déportation dans un camp de mort quelconque…
Le chemin de croix de Maman continue, même après la fin de la guerre. Ce qu’elle aura pris pour de la libération, s’avère un nouvel asservissement pour
elle. Pas de retour possible sur les planches du théâtre : cette fois, c’est à cause des enfants et aussi la jalousie de mon beau-père Istvàn. Pendant quelque temps, elle croie trouver
refuge dans le militantisme. Sur ses insistances, et à contre cœur, mon père consent à s’inscrire avec elle au Parti (Communiste, bien sûr), parce qu’elle croit à l’honnêteté de ce parti. Pour elle il incarne les forces du bien qui lui ont sauvé la vie et celle de sa famille. Mais bientôt ils sont tous les deux
exclus, déclarés ‘ennemis de classe’, laissés pour compte sur le bord du chemin. Après,
pour Maman, ce sont des années de travaux forcés parce que loin du sens de sa vie, le
théâtre.
Alors, quand la Révolution ouvre les frontières jusque-là infranchissables, elle me dit : je ne veux pas rester ici, je veux partir aussi.
Finalement rien que de très normal. Même si à présent, au début de ce mois de janvier, les conditions du voyage ont singulièrement évolué…
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5
Toute la maisonnée est déjà debout. Je les entends depuis la cuisine. Mais la chaleur douce de la couette me retient encore. D’autant que j’ai une
panique sourde qui m’envahit et m’immobilise. Maintenant que l’instant fatal est là, je réalise à quel point je suis démuni du moindre plan d’action. Une seule chose est certaine : il faut
fiche le camp si je ne veux pas tomber entre leurs griffes ,qui signifierait ma mort
certaine. Je suis bien trop fragile de constitution pour survivre à leurs interrogatoires musclés.Pourtant, dans l’immédiat, je n’ai aucun plan qui tienne debout, rien que de l’à peu près’
ou même moins que cela. Pas d’itinéraire défini, aucun contact, aucun point de chute. Rien, vraiment. Et je m’en balancerais s’il ne s’agissait que de
moi seul. Parce que maintenant, il y a aussi ma mère. Et ça, ce n’est plus pareil…
Et, comme si cela n’était pas suffisant, il y a autre chose, par-dessus le marché :
…La nuit du réveillon du Nouvel An, mon père me dit subitement :
« Tiens, je me sens un peu barbouillé, faisons un tour dehors !
« Très bien, allons-y ! –
En descendant les marches de la cage d’escalier, je lui trouve une tête bizarre. Manifestement, il a une préoccupation qu’il cherche à dissimuler, mais
en vain. Dans ces cas–là, il vaut mieux éviter de le bousculer, de le questionner, il y viendra bien de lui-même… On marche pendant de longues minutes. On refait plusieurs fois le tour du petit
square qui entoure l’église derrière le coin. Il s’arrête, me regarde et dit :
« Puisque vous partez tous les deux, prenez aussi le petit avec vous !
Je le regarde, abasourdi. Je crois avoir mal entendu :
« Comment ? Qu’est-ce que tu dis… ?
« Tu l’as bien compris. Qu’il parte, lui aussi. De toute façon, il n’a aucun avenir, ici. On ne le laissera jamais devenir un homme, digne de ce
nom…
Je saisis le sous-entendu. Nous deux partis, maman et moi, la famille aura pour toujours le sceau d’infamie sur le front : un nid de
dissidents ! Mais, tout de même : je sais ce que Jean représente aux yeux de mon
père ; c’est son fils, sa raison de vivre. Et de le laisser partir pourrait signifier qu’il ne le reverrait plus de sa vie !
« Mais, et Stéphanie ? Que deviendra-t-elle ?! …Et si on partait tous les cinq, ensemble ?
La question est sortie comme ça, sans que j’y réfléchisse aucunement.
« Non, pour moi c’est trop tard, j’ai cinquante quatre ans, ma santé ne vaut plus rien. Je
ne parle aucune langue étrangère…Non, je garde la petite avec moi. On s’en tirera, d’une façon ou d’une autre. Je pourrais prendre ma retraite anticipée, par exemple…Mais je n’ai pas le droit
d’ôter à Yantchi cette chance… Ca, je n’en ai vraiment pas le droit. Emmènez-le, tu veux bien ?
Et, sans attendre de réponse, il rebrousse chemin brusquement et retourne vers la maison. Pour ne pas me montrer ce que lui coûte cette demande.
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6
Les ressorts du lit grincent douloureusement, quand je m’étire enfin avec force et détermination. Donc, non seulement de Maman, mais je serai dorénavant
responsable de Jeannot aussi. Et je ne peux plus reculer l’échéance…Tant pis ! Advienne que pourra ! Je saute du lit, je me secoue énergiquement comme le chien sortant de l’eau et
m’engouffre à la salle de bains. Habillé à la hâte, je rejoins tout le monde dans la cuisine. Je n’ai pas envie de déjeuner…
« En route, sinon on va rater le train !
Maman apparaît sur le pas de la porte, avec le second complet que j’ai oublié d’enfiler
par-dessus le premier. La seule solution d’emporter mes deux complets utilisables, sans avoir un supplément de bagage. A présent tout semble prêt, ça y est. J’ai comme une boule à la gorge. Je me
concentre sur mon petit ‘baluchon’ pour éviter les regards que je devine posés sur
moi…J’arbore un petit sourire pour refouler les larmes que je sens monter aux yeux.
« Bon, alors assis tout le monde… !
Encore une vieille coutume russe ramenée de Moscou : avant le départ, tout le monde s’assoit quelques instants. Une sorte de ‘ à la bonne heure !’ pour en appeler à la chance. On en aura bien besoin, du reste…
…Il n’est pas encore cinq heures quand on descend les quatre étages en silence, dans le noir, à tâtons. Pas question de prendre l’ascenseur. Par peur de
réveiller l’immeuble, de donner l’alerte. Parce qu’on lève le camp. Parce que on fuit.
Parce qu’on disparaît. Comme des criminels.
Dehors le froid nous mord le visage. Le brouillard est crémeux, collant. On marche sur la chaussée. Même dans les petites rues comme la nôtre, les
gravas, les ordures accumulées, les détritus divers, parfois une tombe de hasard rendent les trottoirs impraticables.
Le tram est bondé. On y monte à grand’ peine, on s’y engouffre, s’y faufile difficilement, obligés de jouer du coude. Maman porte sa valise, moi la
mienne. Elle a aussi un cabas avec les victuailles, moi, j’ai, dans son étui en tissu plastifié, ma guitare russe attachée au dos. Mais non, pas comme l’autre, à la ‘Al Capone’ - non, une vraie guitare tzigane russe à sept cordes. Achetée à Moscou, quatre ans auparavant. A un vieux sous-off, qui la dissimulait sous sa cape de militaire à
la retraite. Il les fabriquait lui-même, ces guitares. En artisan luthier. Pour les fourguer, il traînait alentour du grand magasin d’instruments de musique où, de guitare, on n’en trouvait
presque jamais…
Je tiens mon Jeannot, onze ans, par la main droite dans laquelle pend aussi mon vieux cartable et, en dedans : brosse à dents, dentifrice, rasoir,
savon, ainsi que trois recueils de poésie, en plus du Roi Lear en édition bilingue (Anglais - Hongrois) et un dictionnaire anglais. Lui, il a aussi, son cartable, mais tout neuf, en cuir brun
clair reluisant (cadeau de dernière minute de papa) bourré, à part des livres scolaires, d’un tas de choses qu’il tenait absolument à emporter. Son bras plie, littéralement, sous le poids de ce
sac d’écolier chic.. Par la suite, durant le voyage, il en sèmera le contenu peu à peu, tel un Petit Poucet, version moderne. Pour ‘s’alléger’, prétendait-il. A la fin il ne restera que les
livres scolaires dont il n’aura pourtant guère d’usage, par la suite.
Malgré la cohue, le froid est glacial à l’intérieur, tout comme dehors. On est comprimés les uns contre les autres, comme les harengs en boîte. Il y a
du givre épais sur les vitres. Pas moyen de voir au travers. Cela me rappelle encore Moscou. Là-bas, dans des trams, par temps d’hiver, une petite boîte est collée, au bas de chaque vitre avec du
sel dedans et un bout de chiffon attaché qu’on trempe dans le sel pour essuyer la vitre. Le sel dissolvant la glace, on peut voir, à travers l’espace ainsi dégagé, à quel arrêt on se trouve. Mais
là, ça n’a pas d’importance, la Gare de Kelenföld c’est le terminus.
Hier encore, nous voulions partir par la Gare de l’Est, qui se trouve à deux pas de chez nous. Mais, dans l’après-midi, on apprend que les
‘poufaïkards’ l’ont investie. Nous avons alors décidé d’aller en tram jusqu’ à la Gare
de Kelenföld où les convois s’arrêtent avant de sortir de la capitale : sans cette suggestion heureuse de papa Pichta notre expédition risquait de dérailler dès le début.
En traversant le pont au-dessus du fleuve, le tram prend le virage quasiment à angle droit au bout du pont Liberté avec un long hurlement plaintif, poussé par le frottement des roues contre les rails, et traverse
la place, au pied du mont Gellért, sur la Rive Droite, celle de Buda. Quand je regarde vers l’avant où le conducteur est debout devant ses commandes, j’aperçois de gros flocons de neige qui
s’écrasent sur le pare-brise de la motrice. La grande avenue par où nous passons, est à peine visible. Ses contours qui se perdent dans l’obscurité du petit jour paraissent aussi incertains que
l’avenir immédiat et le futur plus lointain qui se dressent devant nous.
Le tumulte des voyageurs ayant quelque peu diminué, j’en profite pour m’asseoir à côté de Maman. Jeannot met un bout de fesses sur mes genoux. Je
vérifie machinalement si je n’écrase pas trop ma guitare contre le dossier du siège. Imperceptiblement et comme par hasard j’effleure ma cravate qui dépasse par-dessus ma seconde veste. La
cravate donne un son sec et grinçant : la feuille fine, soigneusement pliée dans sa longueur et sur laquelle est écrit le texte de « Une Phrase sur la Tyrannie » se trouve bien dedans…
Le souvenir de ma dernière visite à Julia,ma prof’ inoubliable. Leur vaste demeure, la salle de séjour spacieuse, l’immense table ronde au milieu, autour de laquelle on s’asseoit à quinze et même davantage… L’allure
bienveillante, distillant sagesse et sérénité, de son père, Oncle Aladár, le sourire plein de bonté et de générosité de sa maman, Tante Boca… Comme il sera difficile de me passer d’eux,
désormais ! Léon, son époux et également mon ancien prof, me manquera tellement lui aussi, hélas !
Je suis déjà sur le point de partir, après la longue soirée délicieuse comme de coutume, en dépit de la tristesse des adieux, Julia se dresse subitement
et me dit :
« Viens voir un peu, je veux que tu emportes quelque chose, c’est important ! »
Et je la suis dans son petit bureau tapissé d’étagères croulantes sous des livres. Elle déploie un journal et me montre un long poème :
« Il faut que tu en fasses une copie sur la machine à écrire, je n’ai que ce seul exemplaire. Tiens, voici une feuille spéciale extra-fine :
tu la plieras en tout petit pour pouvoir bien la cacher. »
Je passai plus d’une heure à recopier « Une Phrase sur la
Tyrannie » poème grandiose, paru pour la première et unique fois au « Journal Littéraire » qui fut l’organe littéraire de « l’UNION des ECRIVAINS», journal prestigieux ayant servi de tribune aux idées
réformistes, et dont un seul numéro parvint à paraître pendant les dix jours de la Révolution…
Et cette copie, je la porte à présent sur moi, dissimulée dans ma cravate, à l’insu de maman, pour ne point l’inquiéter inutilement…
…C’est sur cette même rive droite que longe notre tram que j’ai rendu ma dernière visite aux Kemény, qui habitent près des Bains Turcs, non loin des
quais du Danube… C’était quelques jours avant Noël. Ils étaient là tous les deux. Flóra, sa femme au sourire éclatant et irrésistiblement joyeux…Comme à l’accoutumé, on a pas mal plaisanté et ri,
parfois jusqu’aux larmes, évoquant des souvenirs, déjà anciens, de l’Ecole-Collège
Apáczai-Csere János dont j’ai été élève, en 1948-49 et, jeunes mariés, ils avaient leur petite chambre près de notre dortoir. István, lui, ayant été
prof-résident dans ce même collège…
Au moment de les quitter, des larmes apparaissaient dans mes yeux.
« Ne t’en fais donc pas ! - fait István – Tu ne feras qu’un court séjour d’études ! D’ici à quatre ou cinq ans tu nous seras
revenu ! Et surtout ne t’encombres pas de chemises en nylon ! »( Les sous-vêtements en nylon, matière synthétique que l’on ne pouvait obtenir qu’à l’Ouestet qui faisaient fureur à l’Est, à l’époque…)
En contemplant les gros flocons de neige déferler sur l’avant du tram, je me demandais en quelle mesure, la prophétie d’István quant au
‘court séjour d’études’, correspondrait à la réalité… ?
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7
Le receveur, homme âgé aux grosses moustaches pendantes et qui n’a pas réclamé de tickets durant le trajet (la gratuité était souvent de mise pendant
cette période hors l’ordinaire) pousse son cri de sa voix de stentor :
“Gare de Kelenföld ! Terminus! Tout le monde descend! »
Puis, lorsque l’on passe près de lui, en descendant les marches glissantes avec précaution, il grommelle tout bas à notre intention :
« Vous avez bien eu raison de partir de si bonne heure ! ils ne sont pas encore là, mais ne tarderont guère… ! »
Et il ajoute, l’œil complice :
« Bonne chance ! Que Dieu vous accompagne ! »
On se regarde furtivement avec maman, avant de le remercier d’un léger signe de tête hésitant. La complicité ouverte et bienveillante de la presque
totalité des gens à l’égard de ceux qui, à leurs yeux, avaient l’air de vouloir passer de l’autre côté, sera manifeste durant tout notre périple. Cela réchauffe le cœur et redonne courage pendant notre aventure rocambolesque et dangereuse. Cette complicité, on allait
la rencontrer régulièrementau cours de ces deux jours à venir décisifs. Mais cela, on ne le sait pas encore. En tout cas, au cours des épisodes
importants où l’issue ultérieure de notre entreprise allait dépendre des coups de main spontanés et désintéressés de nos supportersvolontaires et parfaitement inconnus, c’est à eux qu’était due la réussite de chaque étape. Et,
sans aucun doute, cette complicité populaire universelle avait ses racines dans les incroyables événements survenus depuis le commencement de cette épopée d’octobre, les fabuleux dix jours de
liberté et des deux mois de résistance qui ont suivi, cette résistance qui continuait encore pendant la première moitié de ce mois de janvier 1957 …La population était comme unie dans cette
partie de jeu au chat et à la souris face à l’occupant du dehors et du dedans.
Dans la petite gare règnent une animation et un désordre fébriles. La salle des pas perdus restreinte a de la peine à contenir cette multitude où chacun
fait ses allers et venues dans tous les sens. Les renseignements qu’on obtient sont imprécis et non fiables, le personnel des Chemins de fer ignorant les horaires exacts des départs comme
des arrivées. Tout semble obéir aux lois de l’improvisation, du moins telle est l’impression que l’on en recueille…
Devant les guichets de vente des billets il n’y a personne.
« Euh… trois tickets, deux adultes et un enfant, s’il vous plaît… »
« L’enfant a-t-il moins de douze ans ? »
« Euh… Il a onze ans seulement… »
« Bien ! Quelle destination ? »
Le guichetier promène son regard sur nos trois têtes. Ma réponse tarde à arriver.
« Si vous avez l’intention d’aller assez loin, il n’est guère recommandé de prendre des tickets plus loin que Székesfehérvár. Une fois là-bas, vous en reprendrez d’autres. C’est plus prudent… »
Et son regard éloquemment interrogatif attend mon assentiment. Voilà que recommence, ou continue, mine de rien, le petit jeu de la ‘ barbichette…’ Je le regarde intensément et, sans rien dire, je fais ‘oui’ de la tête.
« Et voici vos trois billets ! Bon voyage ! »
La ville en question ne se trouve qu’à une soixantaine de kilomètres de la capitale. Et la région frontalière, notre objectif réel, est encore à plus
d’une centaine de bornes plus loin. On n’est pas sortis de l’auberge, c’est bien le cas de le dire…
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8
Sur le quai faiblement éclairé où devait s’arrêter notre train une foule compacte attendait. Le froid était toujours aussi cinglant. L’haleine nous
quittait la bouche comme autant de grosses bouffées de fumée épaisse qu’on exhale. Pour quelques chanceux, un grand baril métallique posé à même le sol du quai et contenant un gros tas de charbon
incandescent, dispensait un peu de chaleur bienfaisante. Quand nous nous en sommes rapprochés, le cercle s’est élargi et nous y a donné accès. A trois, on faisait famille et cela nous valait les privilèges dus à une famille. Nous étions les seuls comme cela
parmi cette foule où la majorité vaquait à ses occupations habituelles. La plupart avaient l’intention de se rendre dans les agglomérations voisines ou des villes proches pour s’approvisionner.
Seuls des jeunes, des tout jeunes, faisaient exception, affichant une attitude
nonchalante et désoeuvrée qui contrastait avec l’air tendu de leurs physionomies…
On a pu nous approcher de la chaleur du baril et y réchauffer nos mains, pendant quelques instants. Le silence régnait dans ce cercle entourant la
source de chaleur. Les seules paroles prononcées concernaient les interrogations quant à l’heure probable de l’arrivée du train attendu. Personne n’avait de renseignements précis. D’aucuns y
allaient de leurs suppositions auxquelles on ne prêtait nulle attention. On grelottait. Le froid nous pénétrait jusqu’aux os. Et cette attente glaciale nous paralysait les pensées aussi. Nos
cerveaux étaient comme engourdis, incapables de réflexions fécondes…
De temps à autre, on entendait des sifflements lointains. Un convoi de marchandises est passé à grand fracas, en direction de la capitale. Une draisine
tirait quelques fourgons sur une voie plus éloignée. Puis une espèce de tortillard, locomotive à vapeur d’un autre âge, tractant quelques wagons délabrés et vides est passé sur la voie opposée
sans marquer d’arrêt…
Au bout d’un long moment qui m’a semblé interminable, un sifflement prolongé accompagné du bruit des crissements de freins annonçait l’arrivée du convoi
tant attendu…
Une fois la rame immobilisée, on s’aperçoit combien le niveau du quai est bas par rapport à la hauteur du plancher des wagons. Là où nous sommes, c’est
une voiture de 1èreclasse qui s’arrête, une des ses portières s’ouvre juste devant
nous. Nos billets sont de seconde classe, mais la foule derrière, nous pousse en avant. Je saute en deux bonds, les trois marches raides, hautes et glissantes, je prends nos maigres bagages qui
me sont tendus, je les soulève en vitesse pour attraper aussitôt les mains tendues de Maman afin de la hisser à mes côtés. Mais Jeannot réussit à la dépasser en se faufilant sous son bras et nous
la tirons finalement tous les deux. D’en dessous, elle est poussée par les autres et, en fin de compte nous nous retrouvons ensemble. Entre temps j’ai vu son visage se crisper : la douleur
de ses trois côtes fêlées doit s’être réveillée dans la bousculade. ( Elle a fait une chute dans l’appartement, le soir du réveillon du Nouvel An, à la suite d’une glissade, prétendait-elle. Mais
je savais bien que c’est arrivé à cause de leur dernière dispute avec papa Pichta…Et
après s’être fait soignée, elle se retrouve le buste entièrement recouvert de larges bandeaux de sparadrap. Pourtant, elle ne veut pas annuler son départ. Quel courage étonnant ! A
quarante-huit ans elle conserve une fraîcheur physique exceptionnelle, un mental exemplaire et parait ‘in her late thirtieth’s’
selon la formule consacrée américaine…)
Les compartiments sont bondés. Même le couloir est plein, on peut à peine y avancer. Par contre, agréable surprise: le train est chauffé. Du vrai
luxe, par les temps qui courent. Tant mieux, je suis gelé malgré les deux complets et le pardessus que je porte. Tout cet accoutrement me gêne pas mal dans mes mouvements. Je me sens boudiné, ça
fait drôle. Quoi qu’il en soit, il faut me débrouiller pour nous caser plus confortablement. Mais plus tard. Lorsque le train sera reparti. Pour l’instant il est toujours en gare. Une inquiétude
sourde rôde quelque part à l’arrière de ma tête. Comment disait-il, déjà, le receveur sympa du tram ? » Vous aviez bien fait de
partir de bonne heure, ils ne
sont pas encore là… »Seulement c’était il y a une bonne demi-heure, déjà.
Qu’en est-il à présent ?!
C’est vrai, le train devrait être reparti depuis un bon moment. L’arrêt, dans ces petites gares, ne dépasse pas deux à trois minutes maximum. Et là, ça
fait pas loin de dix minutes, déjà. Pourquoi cette attente ?!
Un type à mes côtés a baissé un peu la vitre. Je mets la tête légèrement dehors, pour voir. Le quai est désert, tout le monde est monté. Notre wagon est
à peu près au milieu du convoi, on peut voir vers l’avant et vers l’arrière. Plus personne, plus aucun mouvement. Pourquoi attend-on alors ? Plus loin devant, la locomotive pousse des
petites nuées de vapeur à intervalles irréguliers, comme un fumeur énervé. C’est mon habitude aussi quand je ne suis pas dans mon assiette… Et, machinalement, j’ai déjà une cigarette aux lèvres
et j’en tire plusieurs bouffées profondes…
Soudain le train s’ébranle et un long sifflement accompagne l’accélération de la rame. Enfin, c’est parti ! Mais le type à côté murmure entre ses
dents, comme pour lui-même :
« Tout ça ne veut encore rien dire, ils peuvent
être montés dans le dernier wagon, de l’autre côté de la voie, le plus souvent c’est par l’arrière qu’ils commencent… »
Il me jette un regard gêné réalisant qu’il aurait mieux fait de se taire. Il referme la vitre et me tourne le dos. Mais je suis trop content de
découvrir un « compagnon » ayant la même ‘destination’ que nous autres. D’une voix feutrée pour que ceux autour ne l’entendent point, je lui dis
presque en murmurant :
« D’après vous ils seraient montés, eux
aussi ? »
Il se retourne vers moi, me regarde, me scrute, mais ne répond pas. Moi, je le regarde pareil et continue, sur le même ton :
« Et dire que nous sommes venus exprès ici pour les éviter ! »
« Pour ça, vous avez bien fait. Gare de l’Est ils vous auraient pas laissés monter… »
« Mais vous, alors, comment vous avez fait ? »
« J’ai un pote qui est contrôleur, il m’a fait embarquer sur la voie de garage, avant que le train soit tracté au quai. C’est la troisième fois que
je tente ma chance. Je n’ai pas eu de pot. A deux reprises j’ai dû y renoncer déjà. J’ai pu leur échapper, mais c’était juste, à chaque fois. »
…Je m’aperçois que Maman ne se sent pas bien. Manifestement, elle a du mal à se tenir debout. Je romps la conversation, disant à Maman que je vais
chercher pour nous des places assises. Je la confie aux soins de Jeannot :
« Tu fais attention à elle jusqu’à ce que je sois de retour ! »
Il m’adresse un signe de tête énergique pour me rassurer que ça ira. Je me faufile vers l’avant et je passe dans la voiture suivante. C’est un wagon de
2èmeclasse, très vieux modèle, sans compartiments, où les sièges sont des bancs en
vieux bois délabré et les voyageurs sont assis de face, deux par deux, avec un étroit passage au milieu.
J’ai tout de suite de la chance. Immédiatement sur ma droite, dans la toute première section, une femme est affalée, seule, sur l’extérieur du banc,
dans le sens de la marche du train. Elle est énorme, surdimensionnée, au sens propre comme au sens figuré du mot. Bien qu’assise, sa taille est impressionnante, mais, surtout, son corps ressemble
à un immense ballon. Elle ne fait pas boudinée, non : ses membres, son cou, toute sa personne déborde littéralement de partout. Bien plus tard, quand j’ai vu la fameuse poupée Michelin, elle
me rappelait cette femme. Sauf que celle-ci est vêtue de la façon tzigane la plus traditionnelle. Une grande fichue multicolore sur la tête, d’innombrables jupons sous sa jupe d’organdi imprimé
plissée, une écharpe tricotée couvrant ses seins énormes.
Mais la chose la plus insolite c’est que, dans ce wagon bondé où des gens se tiennent debout même dans le passage central, elle occupe seule toute une
section de quatre places. Assise, elle est entourée de bagages sans nombre, des objets hétéroclites empaquetés dans des paniers, des cabas, des corbeilles, des balluchons, même quelques
bourriches s’y traînent, avec de la volaille vivante dedans. Tout ce fatras est disposé autour d’elle et en face d’elle, y compris sur le plancher. Ce qui est le plus incroyable, c’est que
personne n’a osé tenter de réclamer auprès d’elle ne serait-ce qu’une place assise, peut-être parce qu’elle a l’air assoupie, mais plutôt parce que sa personnalité dégage une autorité qu’aucun ne
semble prêt à essayer de braver. Par ailleurs le fait qu’elle soit tzigane ne doit pas être étranger à cette timidité alentour.
Quoi qu’il en soit, dès l’instant que je l’aperçois, mon plan est formé dans ma tête. Sans hésitation, je tourne les talons et je reviens auprès des
miens. Je saisis les deux valises et fais signe au frangin de passer devant, puis à Maman de me précéder. La distance qui nous sépare de l’autre voiture est de moins de dix mètres. On y est très
vite. A cause des passagers debout dans l’allée centrale, Jeannot est obligé de marquer un arrêt. En s’arrêtant derrière lui, Maman se trouve juste à côté de notre ‘Bibendum’ féminin, et qui fait toujours semblant de dormir. (Ou bien dort-elle vraiment ? Impossible à
dire). Maman tourne la tête vers moi, interrogative. Je lui envoie une petite grimace : ‘vas-y’ !
Et elle ‘y va’ : se penche doucement, visiblement avec un peu de peine douloureuse, vers la tête de la vieille, elle lui chuchote quelques paroles
à l’oreille. Celle-ci ouvre lentement une paupière, contrariée d’abord, et dirige un œil vers l’intruse. Mais, à la seconde qui suit, son visage s’anime et elle se met debout avec une vivacité
inattendue et déconcertante, de la part d’une personne d’une telle corpulence, et elle commence à débiter un flot de paroles rapides et ininterrompues :
« Ma colombe, mais tu n’es pas bien ! Tu respires mal, tu souffres !
Allez, toi le grand escogriffe, qu’est-ce que tu attends ? Dégages-lui de la
place, mets-y tout ce barda là-haut, sur les porte-bagages et en vitesse ! Tu
ne vois pas qu’elle tient à peine debout ?! Et toi, petiot, ôtes-lui son cabas, à
ta mère, aides-la à s’asseoir ! Tiens, ma petite colombe que je t’enlève ta
chapka, là …!
Je suis aux nues. Mon instinct ne m’a pas trahi. Pourtant c’était si imprévisible, tellement inespéré! Mais ça a marché ! Je vois la mine réjouie
et toute ronde de cette femme qui n’a de cesse d’entourer Maman de mille attentions, tout en continuant à débiter son torrent de paroles et j’ai envie de l’embrasser. Je ne sais pas du tout
pourquoi m’a-t-elle traité de grand escogriffe, moi qui suis plutôt de taille moyenne ? C’était dit d’ailleurs sur un ton affectueux et je m’en moque pas mal. L’important c’est que ma mère
soit assise, presque confortablement ! Je regarde les visages ahuris des autres, mais je scrute surtout celui de maman qui a l’air d’aller mieux et je ressens un soulagement, une baisse de
cette tension extrême qui me taraude depuis notre départ, depuis la nuit dernière, depuis des jours précédents…Et soudain quelque chose me dit que ça marchera, parce que ça doit marcher ! J’exulte et je ne sais fichtre pas pourquoi. D’un seul coup, mes appréhensions sont
évanouies, évaporées, disparues. Et, aussitôt, je suis enseveli sous la fatigue, l’épuisement, au milieu d’un vide rassurant… Dans le coin opposé, sur une place minuscule, entre deux paniers
superposés et trois bourriches de volailles les unes sur les autres, où j’ai trouvé refuge, une somnolence agréable me gagne comme par enchantement. Je m’abandonne peu à peu à cette douce
violence qui tire sur la couverture de mes paupières…